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Juin 1944 : la petite fille et la Croix de Lorraine



Le destin de chacun se construit de hasards, de circonstances heureuses ou malheureuses. Ces dernières auraient pu se révéler tragiques pour la petite Bernadette et sa tante, domiciliées à Rochechouart, en cette période trouble du mois de Juin 1944, située entre la date des opérations du débarquement par les alliés en Normandie et le drame d’Oradour-sur-Glane, période où le retour à la liberté n’était pas encore complètement acquis et où porter une Croix de Lorraine, symbole de la France libre et de la résistance, pouvait encore coûter très cher.
Madame Rampnoux évoque aujourd’hui (janvier 2015) ses souvenirs d’enfant qui sont restés à jamais gravés dans sa mémoire.





“Monsieur,
Je vous envoie cette photo me représentant. Cette photo a été prise entre le 6 et le 10 juin 1944.
Née au mois de novembre 1939, j’avais donc quatre ans et sept mois. Vu les circonstances exceptionnelles de cette période tourmentée, il me reste toutefois des souvenirs incomplets mais malgré tout très précis relatifs à cette photo, et ce malgré mon jeune âge.
J’habitais chez ma tante et ma grand-mère le village de Labrousse à la sortie de Rochechouart sur la route de Saint-Junien. En ces temps de guerre, nous manquions de tout : nourriture, chaussures, tissu ....
La robe que je porte avait été tricotée par ma tante en laine de pays. Cette laine, très brute, nous grattait la peau, et j’en garde aujourd’hui encore, la désagréable sensation.
Le débarquement en Normandie avait eu lieu le 6 juin 1944 et même à Labrousse la nouvelle avait été rapidement connue par des tracts tombés du ciel m’a-t-on expliqué plus tard. Hélas, ils n’ont pas été conservés.....
Ma tante ne mesurait sans doute absolument pas la distance séparant les plages de Normandie de notre petit village limousin. Vous comprendrez par la suite pourquoi !
Elle s’empressa donc de broder le jour même sur la robe, la magnifique Croix de Lorraine que j’arbore sur la photo.
Le lendemain, pour mémoriser ce moment historique, elle me conduisit à Rochechouart chez M. Fages, le photographe, qui officiait rue Porte-Béraud.
Je n’ai aucun souvenir de l’aller. En revanche, je me souviens fort bien de la séance photographique, M. Fages voulant me faire prendre une position avantageuse, en l’occurence la position de ma main qu’il voulait gracieuse et qui se solda par un échec. Il insista tellement, qu’il provoqua la mauvaise humeur qui se lit sur mon visage. Il faut dire que j’avais un caractère très affirmé !
Le souvenir du retour à la maison est occulté jusqu’à notre arrivée à la “Croix de Labrousse”. Au bas de la côte, venant de Saint-Junien, apparurent des véhicules militaires. Ma tante s’arrêta net, me disant : “Bernadette, ce sont les américains ! Tu vas leur envoyer des baisers...".
Mais, au fur et à mesure que le convoi approchait, le discours changea... “Ce sont les allemands ! Ils vont nous tuer ! Mets tes mains sur ta Croix de Lorraine !”. Elle m’enfila précipitamment ma petite veste, qu’elle avait heureusement emportée pour notre périple. “Surtout, tiens ta veste bien fermée, et tu ne les regardes pas !”.
Je crois dans mon souvenir les avoir quand même regardés et même leur avoir envoyé un baiser ! Nous venions de croiser une partie de la colonne SS qui s’installa quelques jours à Rochechouart où ils devaient commettre des méfaits durant leur court séjour.
Nous venions d’avoir une chance phénoménale, car notre sort aurait été vite réglé !
Pour la suite, tout s’efface de ma mémoire. J’ai le souvenir de me retrouver chez mes parents, dans une ferme isolée au milieu des champs et des bois, sur la commune de Chéronnac. Je n’ai aucun souvenir des moyens de transport empruntés par ma grand-mère et moi-même, pour y parvenir avec l’espoir de me mettre en sûreté. Je ne peux préciser le moment où ce déménagement eut lieu, mais je pense qu’il se situe tout de suite après le massacre d’Oradour-sur-Glane car j’ai le souvenir confus de la panique qui s’empara des villageois de Labrousse lorsqu’ils apprirent la nouvelle.
Je ne remis jamais la robe. Une fois la guerre achevée, un an plus tard, elle était devenue trop petite....Ma tante la détricota ! Il me reste en revanche cette photo et ces souvenirs...
En septembre 1944, je revins au bercail et là, je me souviens très bien du jour où ma tante me dit : “Demain, nous allons à Oradour-sur-Glane (un car avait été organisé à partir de Rochechouart). Tu viens avec moi. Comme ça tu n’oublieras jamais ce qu’est une guerre !”
Effectivement, je n’ai jamais oublié. Il faisait très chaud ce jour-là à Oradour. Je ressens encore avec effroi ce que découvrirent mes yeux d’enfant : les cris, les pleurs d’une femme, hagarde et folle de douleur dans les ruines de l’église. Il s’agissait sans-doute de la seule femme rescapée du massacre.
Il y avait là un ossuaire qui ajoutait à ma terreur. Partout des ruines, des cendres....ce puits où me disait-on, des hommes avaient été ensevelis...enfin toute cette horreur...car l’Oradour de septembre 1944 était bien plus lugubre et parlant que l’Oradour d’aujourd’hui ! Mon esprit et ma sensibilité de petite fille en ont gardé le souvenir terrible qui me hante encore 70 ans après.
Sur la petite place, à proximité du puits, une toile avait été dressée. Comme je l’ai déjà dit, il faisait très chaud ce jour-là. J’avais soif... Ma tante m’acheta un soda (sorte de boisson gazeuse à l’orange, de très mauvaise qualité). Je le vomis dès que je l’eus absorbé...Je n’ai jamais pu de ma vie boire à nouveau une boisson gazeuse à l’orange. Celà m’évoque à chaque fois l’image de cette place d’Oradour où j’ai perdu avant l’heure, mon âme d’enfant.
Voilà mes souvenirs qui vous intéresserons peut-être.
Merci à vous de faire vivre la mémoire de notre Limousin dans ce qu’elle a de pire et de meilleur.”

Bernadette Rampnoux, le 22 janvier 2015.